– Les voilà ! cria la foule.
Quatre voitures tirées par des chevaux pénétrèrent sur la place Saint-Jacques et se dirigèrent vers l’échafaud. Les badauds se pressaient, la police laissait les gens pénétrer partout, jusque sur les toits. Sans doute voulait-on que ces exécutions servent d’exemple. Ce n’était pas si fréquent de couper la tête à des hommes qui avaient tenté d’assassiner le roi !

Fortuné se tourna vers Héloïse :
– La dernière fois que nous étions avec Fieschi parmi autant de monde, ça s’est plutôt mal passé…
À cette évocation, le sang de ses cinq compagnons se figea. Héloïse, François, Champoiseau, Allyre, Théodore et Fortuné revirent défiler les scènes de carnage du 28 juillet dernier durant lequel Fieschi, aux commandes de sa machine infernale, avait tué et blessé des dizaines d’innocents au passage de Louis-Philippe boulevard du Temple. L’intervention de Fortuné et de ses amis avait sans doute sauvé la vie du roi. Fieschi fut arrêté sur le champ et ses complices Pepin, Boireau et Morey un peu plus tard.
En ce 19 février 1836, le ciel était triste et gris et il faisait froid.
La belle brune aux yeux bleu-vert se serra un peu plus contre son compagnon, un jeune homme de 22 ans aux fines moustaches, au regard vif et dont le sourire masquait l’inquiétude.
Les trois condamnés, Fieschi, Pepin et Morey, descendirent de voiture sous haute surveillance, avec chacun un abbé à son côté.
– Fieschi a échappé à la torture et à l’écartèlement réservés aux régicides, commenta un homme derrière Fortuné. Il ne connaît pas sa chance !
Pepin monta le premier à la guillotine, vêtu d’une redingote jaune et d’un bonnet de laine grise. Un grand silence se fit. Il dit une phrase ou deux que personne n’entendit. Quelques secondes plus tard, « la veuve » lui ôtait la vie.
Morey, vieil homme au cheveu rare, grimpa ensuite les marches, ou plutôt fut porté par les aides du bourreau. L’escalier était étroit et ce ne fut pas facile.
Une rumeur monta du public, signe de la compassion que Morey inspirait. Mais elle fut de courte durée, car sa tête roula elle aussi très vite dans le panier.
Le silence était total lorsque Fieschi gravit les marches d’un seul élan dans une redingote bleue. Les mains liées, il bomba le torse pour déclamer avec force :
– Je vais paraître devant Dieu. J’ai dit la vérité. Je meurs content. J’ai rendu service en signalant mes complices. Je demande pardon à Dieu et aux hommes, mais surtout à Dieu. Je regrette plus mes victimes que ma vie !
Il embrassa l’abbé qui était monté avec lui et le bourreau s’occupa de son sort.
À huit heures dix minutes, tout était fini.
– Boireau a eu de la chance d’échapper à tout ça, dit Allyre. Il en sera quitte pour rester un bout de temps en prison.
La foule se dispersa en silence. La température qui ne dépassait pas les dix degrés n’encourageait pas les longues discussions à découvert. Les six amis partirent à la recherche d’un café.

Champoiseau était un homme âgé, mais d’un âge indéfinissable et au corps encore vaillant. Sauf qu’il s’appuyait maintenant d’un côté sur une lourde canne et de l’autre sur l’épaule de François, le jeune commis de cuisine devenu son bras droit depuis l’attentat du 28 juillet. Tous deux demeuraient dans le quartier du Palais-Royal.
Fortuné et Héloïse, qui n’avaient pas revu leur vieil ami depuis plusieurs semaines, s’étonnèrent :
– Êtes-vous malade, Pierre ?
– Non, ce sont les jambes qui fatiguent ! Et puis, de revivre toutes ces émotions !…
Le seul bénéfice de l’attentat avait été de précipiter l’union de la magnifique brune et du timide (avec les femmes) employé de Veritas, union qui n’était pas encore scellée par un mariage.
Allyre Bureau, polytechnicien, musicien, fouriériste, ami de Théodore, avait laissé chez lui sa jeune femme Zoé, peu désireuse d’assister à des décapitations.
Théodore Bonnefoy, tout de noir vêtu excepté une chemise blanche, marchait à ses côtés, silencieux.
Sur ses conseils, le groupe se dirigea vers un café dans l’arrière salle duquel il s’installa, grelottant, près d’un poêle.
– Vous avez vu des œillets place Saint-Jacques ? demanda Champoiseau.
– Quels œillets ? intervint François.
Champoiseau regardait le sol, à l’abri de verres épais. Il dit :
– Tu sais bien… Le 28 juillet, les républicains savaient qu’un attentat se préparait. Les anciens de la Société des Droits de l’homme étaient à leur poste, prêts à en découdre. Leur signe de ralliement pendant la revue de la Garde nationale était un œillet rouge à la boutonnière. Je suis sûr qu’il y en avait aujourd’hui, mais je n’en ai pas vu… En avez-vous aperçu, Théodore ?
Le grand blond à la barbe fournie leva un œil de sa tasse de café.
– J’en ai compté une petite cinquantaine. Ils devaient être des centaines sur la place.
Les yeux de François s’agrandirent comme des soucoupes. Il se passionnait toujours autant pour les histoires de sociétés secrètes et de policiers.
– Que faites-vous, maintenant, monsieur Théodore ? demanda t-il innocemment.
Après l’attentat de juillet, Théo avait été déclaré officiellement décédé. Au lieu de démentir cette erreur de la préfecture de police, il en avait profité pour quitter la surface de la vie parisienne et respirer un autre air. Où vivait-il depuis ? Même ses amis l’ignoraient. Il avait disparu, s’était laissé pousser la barbe et était devenu méconnaissable.
Fortuné, son ami d’enfance, l’avait croisé il y a quelques jours par hasard sur les boulevards et lui avait proposé de se retrouver aujourd’hui. Théodore n’avait pas pu refuser de fêter en ce jour symbolique les retrouvailles de la petite troupe qui avait très certainement – on ne le saurait jamais exactement – sauvé la vie de Louis-Philippe ce 28 juillet.
Théo répondit avec un sourire forcé :
– Bien essayé, François, mais tu ne sauras rien, pas plus que vous autres, d’ailleurs.

La dernière rencontre de ces six personnes remontait à un déjeuner de l’automne 1835 au restaurant Baratte, aux Halles. Fortuné avait savouré ce repas comme s’il savait qu’il ne s’en reproduirait pas beaucoup de semblables. Ce jour-là, Champoiseau était arrivé rasé de près. Son linge avait eu droit lui aussi à un grand nettoyage. Il sentait bon le frais. Son caractère, direct et jovial comme d’habitude, possédait une vigueur particulière. Ils avaient dégusté un délicieux civet de pommes de terre arrosé d’un vin de bourgogne inoubliable.
Ils avaient évoqué différents moments de leur traque de Fieschi, dont un premier pas déterminant avait été mi-juillet la rencontre, chez Baratte justement, de Fortuné et Théodore avec Champoiseau. Plus tard, Fortuné avait raconté au vieil homme un peu de son enfance en Bretagne et de sa passion pour la mer. Champoiseau avait navigué quand il était soldat dans la Grande Armée, sans en garder un bon souvenir. Mais il comprenait que la mer fascine le jeune homme. Dans Fortuné, il revoyait sa propre jeunesse.
Tout à coup, ce midi-là d’automne, son regard s’était voilé et il avait dit :
– Je ne suis maintenant plus rien qu’un pauvre vieux que personne ne respecte.
Fortuné avait rétorqué :
– Ne dites pas cela, Pierre ! Vous êtes plus respectable que la plupart des clients de ce restaurant !
Champoiseau l’avait regardé étonné, puis, redressant sa mise, s’était levé et avait fait dignement le tour de la table, le sourire aux lèvres et les mains accrochées à son col, comme un bourgeois sortant de l’église le dimanche. Hugo, son chien, avait exprimé son approbation en aboyant. Fortuné, Héloïse, Allyre, François, Théodore et tous les clients avaient ri de bon cœur et applaudi, jusqu’à ce que Champoiseau les remercie et leur demande d’arrêter.

Mais ce 19 février, le tempérament du vieil homme était tout autre. L’allure hésitante, il ne se déplaçait pas sans l’aide de François. Il paraissait bien fatigué et avait heurté la table près du poêle en s’asseyant. Il portait des lunettes aux verres épais qui brouillaient son regard, ses yeux la plupart du temps baissés refusant toujours de regarder dans la même direction.
Ses cinq compagnons s’étaient précipités sur le café brûlant et les petits pains, mais Champoiseau prenait son temps, réfléchissait. Lorsqu’enfin il se décida à saisir sa tasse, il s’y prit mal et la renversa.
– Mais… Pierre, dit Fortuné, vous perdez la vue !
François alla chercher une autre tasse et la plaça dans la main du vieil homme qui restait silencieux.
– Et votre travail, Pierre ?
Il était écrivain public au Palais-Royal.
Champoiseau, le regard vissé sur la table, ne répondit qu’une phrase :
– Vous oublierez bientôt l’époque où je voyais encore.
Fortuné regretta de ne pas avoir, plusieurs mois auparavant, parlé à Charles Lefebvre, son patron à Veritas, de Champoiseau, qui aurait pu y devenir un fidèle employé aux écritures.
Mais, maintenant qu’il y repensait, il y aurait peut-être encore une proposition à faire au vieil homme, même si ses yeux s’abîmaient… Il en parlerait avec Lefebvre.
Pour l’heure, Hugo désirait retrouver la rue et ses odeurs et entraîna son maître et ses amis dehors.

Ils quittaient le café lorsque des éclats de voix leur parvinrent d’un restaurant situé en face, dont l’enseigne annonçait La Grande Licorne.
Tout à coup, une femme fut projetée contre une fenêtre de ce qui ressemblait à une arrière-cuisine. C’est tout juste si son dos ne fit pas éclater le verre en morceaux. Un homme s’avança vers elle et la femme cria en se protégeant de ses bras. Une tache sombre marquait la peau de son cou, sous l’oreille droite, comme un tatouage.
Décontenancés ou amusés par la situation, les passants ne savaient que faire, certains tétanisés, d’autres, plus habitués à la violence, attendant la suite. Mais Théodore s’était déjà précipité par la porte principale. Trois secondes après, il surgit dans la pièce et s’interposa entre l’homme et la femme. Après quelques vives paroles échangées entre eux, tout rentra dans l’ordre.

Théo rejoignit ses amis dehors sans un mot et tous les six se dirigèrent vers le restaurant Baratte, aux Halles. Car si leurs retrouvailles avaient aujourd’hui pour prétexte l’exécution de Fieschi et de ses complices, elles avaient aussi et surtout pour but de sceller à nouveau une amitié et un secret qui remontaient au mois de juillet précédent et trouvaient leurs principales origines entre les murs de ce restaurant.

Fieschi, quant à lui, avait quitté à tout jamais cette terre. Ce même jour, Adolphe Thiers avait décidé, lui, d’accéder au pinacle. Suite à la chute du Gouvernement où il n’était que ministre de l’Intérieur, il venait de décider d’accepter la présidence du Conseil des ministres en même temps que la charge du ministère des Affaires étrangères.